L’autre existe-t-il encore comme « autre » aujourd’hui, c’est-à-dire comme un humain à la fois semblable à soi et différent de soi ? En Occident, des mutations psychosociétales transforment l’humain en profondeur dès l’enfance. Ces évolutions, qui affectent ses manières de raisonner et de se penser soi-même, troublent les représentations mentales qu’il se construit à propos de l’autre. Quand l’autre devient-il une menace ?
L’individualisme règne
Comment donner de la consistance à autrui quand nous sommes conviés à nous centrer sur notre seule individualité, à construire notre identité par nous-mêmes, à renier toute appartenance sociale collective non choisie, à nous montrer en permanence sur les réseaux pour exister. Si j’existe lorsque je suis vu, cela signifie que l’autre existe pour moi au minimum lorsqu’il me regarde. Alors, existe-t-il vraiment ?
L’Occidental se suffit à lui-même parce qu’il se satisfait pleinement des rencontres virtuelles exaltantes qu’il vit par le biais des objets technologiques. D’ailleurs, ne passons-nous pas plus de temps à communiquer au moyen de notre téléphone portable qu’avec un autre en chair et en os placé devant nous ? Communiquer avec l’intelligence artificielle, n'est-ce pas une expérience des plus excitantes, comme si l’IA était un autre ?
Le monde de la consommation dans lequel nous baignons nous a aussi façonnés bien au-delà de ce que nous croyons. Nous vivons dans un univers imaginaire orienté vers le principe de plaisir (issu de l’inconscient primordial que Sigmund Freud nommait le « ça », impersonnel et sauvage) régi par trois règles principales : la recherche de la
satisfaction immédiate des désirs ; l’équivalence de tous les désirs ; la négation de l’existence de l’autre.
La rencontre est compromise
Dans ce contexte, comment nous représentonsnous ou vivons-nous la rencontre avec l’autre ? Par exemple, quand cet autre ne nous ressemble pas ou n’est pas d’accord avec nous ? Les mutations psychosociétales, les attitudes de consommateur ne nous aident pas à accueillir paisiblement et avec intérêt la différence et les divergences de points de vue quand elles demandent de trop gros efforts d’adaptation.
L’humain, centré sur sa personne et à la recherche désespérée de son confort mental et matériel, se sent fragilisé par le malaise que l’autre produit en lui et ressent de la peur à son égard. Cette peur peut faire naître un sentiment d’insécurité ou des émotions de colère. Il peut se sentir déstabilisé par des paroles ou des conduites très éloignées des siennes, voire en danger s’il a l’obligation de composer avec cet autre qu’il ne comprend pas.
De plus, il n’est pas toujours équipé sur le plan psychique pour accepter la différence parce qu’il ne se reconnaît pas « ambivalent », c’est à-dire habité par la lumière et l’ombre. Cet humain-là ne voit que la partie visible, belle et bonne, de lui-même et refuse de percevoir ses peurs, rancœurs, pensées agressives, etc.
Cette démarche mentale lui épargne l’inconfort du conflit qui produit tensions et hésitations à l’intérieur de soi. Alors que fait-il de sa part d’ombre, pourtant bien présente en lui mais qu’il ne veut pas voir ? Il projette sur autrui tout ce qu’il ne supporte pas en lui-même ; et, plus autrui est différent de lui, plus cette projection est facile à opérer sans aucun sentiment de culpabilité.
Pour sortir de cette spirale mortifère, il est utile de se faire accompagner. Encore faut-il désirer donner de la valeur et de la consistance à l’autre.
Édith Tartar Goddet, psychosociologue
Édith Tartar Goddet est notamment l’autrice de : Devenir parent, un art qui s’apprend, Montbéliard, Éditions Mennonites, 2024 ; Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Église, Lyon, Olivétan, 2020.
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