« Vous aurez toujours des pauvres avec vous », dit Jésus dans l’évangile de Jean (Jn 12.9). Est-ce à dire que la pauvreté est une fatalité à combattre dans nos sociétés ou que la pauvreté est nécessaire comme faire valoir du don évangélique du riche ?
La question est un peu provocatrice mais elle correspond au débat qu’il y a eu entre théologie catholique et théologie protestante au début de la Réforme au XVIe siècle. L’Eglise catholique est parcourue dans son histoire par des mouvements en faveur d’un idéal de pauvreté qui ont donné naissance aux Ordres mendiants comme les Franciscains ou les Dominicains qui ne vivaient que de la charité publique. Jésus et ses disciples étaient pauvres, donc le chrétien qui voudrait être fidèle à sa foi se doit lui aussi d’être pauvre. En 1328, le Pape inculpe d’hérésie deux franciscains, Guillaume d’Occam et Michèle de Césène, qui affirment que l’argent empêche de suivre Jésus et que le prélat lui-même se devait d’être pauvre. Le pauvre est figure du Christ, que l’on peut ainsi approcher par le don, ce don qui va être en quelque sorte comptabilisé pour le salut de l’âme. L’indigent est une figure essentielle du catholicisme médiéval car il donne à l’économie du don sa dimension théologique fondamentale.
Sortir l’homme de la précarité
Les choses vont changer assez brutalement avec la Réforme, qui conteste cette dépendance dans laquelle est entretenu le pauvre. Pour les réformateurs, l’exigence évangélique est, avant tout, de sortir l’homme de la précarité. Il y avait aussi, très fortement répandue, l’idée que le pauvre était un paresseux et l’on citait volontiers à l’appui le verset de la deuxième lettre de Paul à Timothée : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Tm 3.10). Le travail est présenté par les protestants comme le moyen privilégié d'accéder à la dignité et l’aumône comme du « pain empoisonné ». Comme l’écrit Charles Gide (1847-1932), fondateur du mouvement coopératif français : « C’est par exemple une très mauvaise manière d’aimer son prochain que de lui donner un sou dans la rue. Il y a mille façons d’aimer son prochain qui ne valent guère mieux que si on l’étranglait.»[1]
La Réforme allait donc remettre en cause le tabou catholique
Le plein emploi souhaité allait de pair avec le développement de l’économie et la Réforme allait donc remettre en cause le tabou catholique de l’interdiction du prêt à intérêt. Adam Smith (1723-1790) accusera l’Eglise de Rome de ne pas avoir suffisamment développé l’agriculture sur ses terres (l’Eglise est alors le principal propriétaire foncier) et de préférer, plutôt que libérer l’homme par le travail, continuer à l’asservir par l’aumône. Adam Smith avait une confiance sans borne dans l’économie de marché, dans laquelle il voyait « la main invisible » qui a remplacé la main du riche qui donnait au pauvre. Même si aujourd’hui nous ne pouvons pas avoir la même foi dans le capitalisme que les pères de la Réforme, elle a incontestablement posé les bases d’une réflexion sociale fondamentale. Le successeur de Charles Gide s’appelle sans doute Muhammad Yunus, père du micro-crédit, qui se bat pour que dans son pays, le Bangladesh, tous les pauvres puissent avoir accès au crédit bancaire et, ainsi, produire leur propre activité plutôt que vivre d’une charité toujours plus humiliante.
Brice Deymié,
Aumônier national des prisons, Fédération protestante de France
[1] Gide (Charles), Du rôle pratique du pasteur dans les questions sociales, 1888. Cité par Frédéric Rognon, « Charles Gide, militant du christianisme social » dans Réforme, n°3701, 13 avril 2017