Quels freins à l’accueil des migrants
en France hier et aujourd’hui ?
Intervention d’Olivier Abel, professeur de philosophie éthique
à l’Institut protestant de théologie de Montpellier
Pour commencer, en prélude à la question de l’accueil des migrants, je voudrais raconter un petit drame, écrit par Marguerite de Navarre, la sœur de François 1er, une des protectrices de Calvin, de Marot ; elle a écrit l’Heptaméron, une histoire d’amour, des histoires très drôles et paillardes, mais elle a aussi écrit Le miroir de l’âme pécheresse ; c’était une femme extraordinaire, pour laquelle François 1er a construit Chambord, et elle était la mère de Jeanne d’Albret. Elle a écrit un drame sur la nativité où elle met en scène Joseph et Marie, en train de chercher à Bethléem un lieu où passer la nuit. Ils y essuient trois refus. Ils vont d’abord au château de Bethléem, la puissance politique, ils sont des manants, même pas accueillis, chassés. Alors ils descendent vers la ville, il y a une maison superbe, des gens très riches ; ils sont refusés parce qu’ils sont trop pauvres. Ils cherchent alors un troisième endroit. C’est un endroit bruyant où les gens sont en train de faire la fête, et justement on les refuse parce qu’ils ne sont pas drôles.
En lisant cela, on se rappelle de ce que dit Jésus (Mt 25) : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait. » Je pense que c’est dans cette idée-là, de l’incognito du visage du Christ, que s’originent toutes nos institutions sociales de charité, de solidarité et de mutualité ; c’est quelque chose que notre société a oublié. Elle a fait de ces institutions des instruments utilitaristes, égoïstes, alors que l’intention est celle de l’agapè, de la charité au sens très profond du terme. Dans une société qui semble froide, peu chaleureuse pour des gens qui viennent de pays très chaleureux (où il y a des liens de solidarité extrêmement chaleureux, mais où, en revanche, il y a peu d’institutions de la solidarité, peu d’incognito de la solidarité), il faudrait que nous retrouvions le sens et réinventions les formes de cet incognito de la solidarité qui passe par des institutions anonymes de la Sécurité Sociale, de la poste, etc., dont le noyau a à voir avec cette parole de l’Evangile (je pense que la théologie est fondamentale, qu’elle manque largement dans notre société).
Dans cette petite histoire de la nativité de Marguerite de Navarre, je voudrais pointer encore que nous avons tendance à tout ramener au niveau économique et que c’est uniquement la question de la richesse. On voit que dans cette petite histoire, il n’y a pas que la richesse comme frein, il y a des freins politiques, au sens très fort du terme, qui touche aux puissances publiques et territoriales, et il y a aussi des freins culturels. Pour moi, la fête représente la musique, la danse, la culture. Qu’est-ce qui fait qu’on est bien avec l’autre, qu’on a confiance les uns dans les autres, qu’on a la même manière de s’amuser, qu’on rit des mêmes choses (c’est bien là un des grands problèmes de notre année 2015 en France) ? On a ainsi, dans cette petite saynète, une analyse systématique, complète, des motifs d'inhospitalité.
Mon exposé aura deux temps : un premier temps portera sur la quasi-rupture du pacte migratoire, l'exposé des défis actuels, de ce qu'il y a de nouveau dans la situation ; la deuxième partie portera sur la question de savoir comment proposer, à partir de ces points de rupture, un nouveau pacte, une nouvelle alliance.
- Les points de rupture
La condition coloniale
En fait il n'y a rien de bien nouveau, les humains sont depuis toujours des êtres qui migrent. La condition humaine est une condition coloniale. Colonie est un terme écologique : colonies d’abeilles, de lichens, les êtres vivants forment des colonies de peuplement.
Il faut commencer par prendre cette distance-là avec les mots parce qu’on oublie que même les grands faits de l’histoire sont d'abord une histoire de colonies, dans un sens presque physique, écologique, dus probablement à des excès de peuplement. L’Europe a fait sa transition démographique il y a longtemps et donc il y a eu des peuples, la France et d’autres peuples européens, qui ont soudain débordé démographiquement et en ont envoyé un peu partout. Certains de ces colons étaient armés par des Etats dans des projets militaires de conquête, dans des projets économiques appuyés sur des grandes entreprises ou des grandes compagnies, ou bien envoyés et soutenus par des Eglises. Mais d’autres étaient simplement des proscrits, des dissidents, des réfugiés économiques qui cherchaient seulement à survivre, c’étaient des rescapés. On a pu dire que les guerres, qui ont longtemps ressemblé à des migrations armées, étaient des migrations dans l'au-delà, encore une manière d'alléger la pression démographique. Ce phénomène anthropologique profond n'est pas pour nous rassurer aujourd'hui.
Mais revenons à la condition humaine qui est une condition coloniale ; il faut voir qu’il y a mille manières de coloniser, d’être accueilli, ou bien d’accueillir et d’être colonisé. Il y a une pluralité des régimes d’exil et de cohabitation, de pacte, d’alliance. Il y a une grande diversité de situations parce que certains sont à l’aise dans le déplacement, par exemple les touristes (premier secteur économique) qui ont des effets énormes, culturels, économiques, symboliques. Il y en a qui sont à l’aise parce que c’est leur métier, ou parce que c’est leur nature, leur tempérament, leur histoire personnelle, même avec très peu de moyens. D’autres sont obligés de partir, dans le dénuement total, ils ont tout perdu… D’autres sont chez eux, se sentent chez eux, propriétaires chez eux. D’autres au contraire sont parqués, coincés dans des camps, ont une impossibilité de bouger, comme dans certaines régions du monde. Certains sont attachés à un chez soi. Il y a donc à la fois des humains attachés à résidence et des gens qui bougent, se déplacent. Il y a des gens qui sont dépaysés chez eux, ils ont grandi là et ne s’y reconnaissent plus, car tout a changé, avec l’âge, la venue un par un de ces migrants que sont les enfants. Et ce n’est pas seulement une image. Tout cela crée des asymétries. Il y a le fait de la deuxième génération de ceux qui se sont déplacés : d’où sont-ils ? A quoi sont-ils attachés ? Où vont-ils se faire enterrer, par exemple ? C'est bien la toile de fond de la condition humaine.
Mais ce qui est nouveau, c’est d’une part que l’Europe avait été une exportatrice, une puissance envahissante du monde pendant deux-trois siècles et qui actuellement est envahie. Il y a un choc en retour de nos anciennes colonies. D’où les couples migratoires, France et Maghreb, Angleterre et Pakistan. Et à notre tour on est des indigènes, on se sent indigène, autochtone au vieux sens athénien du terme.
Et puis d’autre part il y a des facteurs d’accélération migratoire, de massification, due aux évolutions technologiques, la rapidité des transports, la rapidité des communications, et aussi à toutes les crises qui se succèdent. Celles-ci sont, volontairement ou pas, des manières terribles de gérer les populations : crises économiques, militaires, écologiques, crises humanitaires, elles déterminent ces accélérations successives.
Reprenons ces deux facteurs l’un après l’autre pour les déplier et montrer en quoi cela soulève des problèmes inédits qui mettent des freins à ces déplacements, à l'accueil des réfugiés et des migrants.
Une société d’immigration
Le premier problème, c’est que l’Europe et notamment la France sont en train de devenir des « sociétés d’immigration ». C'est là ce que les États-Unis d'Amérique affirment être, alors qu’en Europe on se croit encore sous le régime du traité de Westphalie, ou même d’avant, un régime d’Etats-Nations. L’Europe se pense une mosaïque d’Etats-Nations, alors qu’elle est en train de devenir globalement une société d’immigration, la France tout particulièrement. Il y a un écart énorme entre la réalité et les chiffres. En gros, l’Europe a accueilli ces dernières années le double d’immigrés que les Etats-Unis, le Canada et l’Australie réunis. Cela donne une idée du choc. Il y a donc un écart entre la France officielle, telle qu’elle s’imagine, et la France réelle. Cet écart est pour moi un point majeur. Il y a un écart entre la réalité et l’imaginaire.
Pour nous affronter à la réalité, il faudra bien que l’on change d’imaginaire. Et ce ne sera pas facile. Il est plus facile de donner de l’argent, de construire des autoroutes, ou même de changer notre système éducatif, que de changer d’imaginaire ! Or si nous sommes une société d’immigration, notre régime du lien social va changer. On n’est plus un Etat-Nation et donc le pacte, le contrat social, au sens de Rousseau, doit être renouvelé avec comme présupposé un régime dans lequel il y a des anciens et des nouveaux qui ne sont pas seulement des nouveaux du renouvellement des générations mais qui sont des nouveaux venus d’ailleurs, avec déjà un passé autre. Le problème c’est celui de la pluralité. C’est que justement on ne peut pas les assimiler comme des bébés. Ils viennent forcément avec déjà des mœurs, des attachements, des codes, des appartenances, des allégeances.
On pourrait imaginer que le protestantisme soit une religion tellement puissante dans ses capacités d’évangélisation, mais aussi de lavage de cerveau, qu’elle serait capable de faire des born again absolus —on nettoie tout, comme les « shaddocks », on fait le vide, et on peut repartir après sur de bonnes bases. Mais ça ne marche pas comme ça. C’est tout le problème, même théologique, de ce qu’est la nouvelle alliance. La nouvelle alliance se fait-elle sur la table rase de toutes les anciennes alliances ? Est-ce cela le sujet de la nouvelle alliance, vidée de tout, pour être recommencée à zéro ? Le protestantisme, dans les faubourgs des grandes villes au moment de l’exode rural, a beaucoup servi à cela parce que les gens arrivaient avec leurs fidélités, des enracinements dans leurs terroirs et c’était extrêmement précieux d’avoir une religion qui vous disait : « mais ce n’est pas grave, il faut se perdre pour se trouver, tu peux larguer les amarres, aie confiance, Dieu te fait confiance et va te redonner une nouvelle vie, une nouvelle chance de vie. » Je dis cela parce que je pense que dans certaines régions du monde la situation psychique du rescapé fait que comme on a tout perdu, il ne reste qu’à être des born again, des petits nouveau-nés, qui commencent presque à zéro. Qui jettera la pierre à cette religion de rescapés ?
Je pense cependant que c’est souvent dangereux : d’une certaine manière ceux qui ont fait les attentats ce sont des born again, qui se sont vidés de tout, qu’il y a d’abord un nihilisme qu’on peut remplir par n’importe quoi. Je me méfie beaucoup de la malléabilité de l’idée du born again qui fait des ravages dans l’Islam aujourd’hui, massivement. C’est une idée protestante mais il faut que nous mesurions la responsabilité que nous avons eue de proposer ce genre de religiosité, de psychisme religieux. Au contraire, je crois qu’il faut que nous repensions comment, chez Calvin, la nouvelle alliance ne se fait pas sur l’abolition de l’ancienne alliance ; l’ancienne alliance n’est pas abolie, la nouvelle alliance se greffe dessus en la réinterprétant, toutes les alliances restent valables en même temps jusqu’à la fin des temps.
Un exemple : en Nouvelle Calédonie, quand la puissance française arrive, le premier acte du législateur français est d’abolir tous les pactes, les contrats et les titres de propriété antérieurs, ce qui fait qu’en fait il arrive sur des terres vierges puisqu’on a aboli toutes les anciennes alliances. On imagine pour les kanaks que tout ce qui faisait leurs alliances, leur anthropologie, leur mode de vie, est balayé par quelqu’un qui dit : on va tout recommencer à zéro ; on va faire une nouvelle alliance, un nouveau pacte, c’est cela la colonisation dans ce qu’elle a eu d’atroce.
C’est donc bien un problème théologique. Il est très important pour nous de ne pas lâcher notre concept théologique d’alliance et de bien le repenser. Parce que c’est ça qui est en train de se passer. Quel genre d’alliance allons-nous penser et passer chez nous aujourd’hui, avec qui et comment ? Le problème de cette nouvelle société d’immigration que nous sommes en train de devenir, la France et les sociétés européennes en général, sortant de cet ancien régime d’Etats-nations, ce nouveau régime du lien social avec de nouvelles formes de conflit, de pacte, d’alliance, de politique, doit tenir compte de cette pluralité, de cette pluri-appartenance, du fait qu’il y a beaucoup de gens qui sont des binationaux, des bilingues, qu’il y a des multiplicités de mœurs, de codes et de formes de vie, cela pose un problème d’intégration d’échelle complètement inédite.
Et justement, face à cela, la laïcité est très démunie : il y a certes un côté juridique de la laïcité, des règles communes, un cadre neutre, mais c’est aussi un code de la République, de la religion républicaine, au sens de la religion civile selon Rousseau. La laïcité est alors fragile, car elle voudrait à tout prix assimiler tout le monde à ce même code, qui est finalement celui de la culture française majoritaire : mais cela ne peut pas marcher comme ça. Il faudrait donc que la laïcité française accepte un peu la sécularisation, c’est-à-dire un peu plus de pluralisation. La France n’est pas un pays tellement pluraliste, c’est une de ses difficultés, et les protestants le savent bien, quand beaucoup ont contribué à la mise en place des cadres de notre laïcité, et se sentent parfois trahis par un discours laïciste qui voudrait réduire la religion à une affaire privée, chez soi (à peu près la situation des protestants français sous Louis XIV).
L’accélération migratoire
Deuxième type de frein : Il est dû à l’accélération technique (transports, communications) puis à la massification par les grosses crises : alimentaires, militaires (comme aujourd’hui en Syrie, en Irak), écologiques aussi. Jusqu’à une certaine époque, les migrants et les réfugiés arrivaient un par un. Tant que c’est un par un, c’est comme les enfants qui naissent successivement et non pas tout d’un coup. Les cultures humaines sont fondées sur la dialectique fine de l’enjambement de la mort par la génération dans laquelle il y a en même temps des anciens et des nouveaux, qui se remplacent un par un. On nait un par un. Lorsqu’on meurt nombreux d’un coup, ou qu’on arrive nombreux d’un coup, c’est la guerre. C’est le problème du sorite (sôros en grec, le tas) ; le sorite est une figure de rhétorique : on accumule des grains de blé, à partir de combien de grains de blé on n’a plus des grains de blé mais un tas ? C’est une question de perception. Pour certains, ça continue à être un par un, pour d’autres depuis longtemps c’est la guerre, la masse, ils sont trop nombreux…
Revenons sur la figure du « un par un ». Un sociologue allemand, Georg Simmel, a écrit un beau texte, « L’Etranger », qui est à la base de l’école de sociologie urbaine de Chicago, dans lequel l’étranger c’est toujours une promesse, un trésor potentiel, en germe, c’est comme un enfant. Si on l’accueille bien, si on l’éduque bien, peut-être que dans quinze ans, cet étranger qui entre dans la ville avec son petit balluchon sera le maire de la ville, comme Jean Valjean. Il y a là une figure de l’hospitalité de l’étranger qui arrive. Chaque étranger est placé derrière un voile d’ignorance, comme la prédestination chez Calvin, on ne sait pas, ce n’est pas notre affaire, nous n’avons pas à le savoir, nous avons juste à faire confiance, c’est l’affaire de Dieu. Nous devons regarder l’autre comme s’il était élu. Il va devenir quelqu’un de bien. On accueille ce qui vient, de manière inconditionnelle. C’est d’une certaine manière le contraire de ce qui est en train de se produire partout : on voudrait pouvoir faire de l’immigration choisie, de la même manière d’ailleurs qu’on est en train de choisir nos enfants. Les deux phénomènes sont contemporains, c’est le même traitement.
Avec la migration en masse, que j’appelais plus haut la guerre, on n’a plus un problème d’éducation mais de sécurité. On va investir non plus dans l’éducation mais dans l’armée, dans les forces de la sécurité et dans la police. Du coup, on va fermer les frontières, et la figure de l’hospitalité devient celle de l’hostilité. Les deux mots sont extrêmement proches. Cela indique que l'on ne peut penser l’hospitalité que si on connait l’hostilité, que si on prend au sérieux l’hostilité, notre propre capacité d’hostilité, et la capacité d’hostilité des autres. Sinon l’hospitalité n’a pas de sens.
Le problème avec la guerre, c’est qu’on va mettre tout le monde dans le même sac : de vrais guerriers, des gens qui sont en état de guerre, des fanatiques, mais aussi des cosmopolites, des apatrides, des barbares, c'est-à-dire parfois simplement non pas du tout des guerriers mais des sauterelles qui cherchent de la nourriture, des rescapés en état de survie, et puis aussi des travailleurs, des étudiants, des familles qui cherchent à se retrouver, et même ce que j'appellerai bêtement des touristes, ceux qui ont besoin d'aller voir ailleurs, juste par curiosité et parce qu’ils sont coincés chez eux. Dans bien des cas, si on les laissait circuler, il y en aurait davantage qui repartiraient bien vite : il suffirait que, des deux côtés, il y ait davantage de possibilités d’entrer et de sortir.
Ce qui est le plus grave, c’est de voir que ces frontières durcies deviennent des frontières dans lesquelles on oblige les gens à prendre un certain format : que ne ferait-on pas pour être au bon format, obtenir un visa, une carte de résident, etc. Tout ce qui dépasse du cadre formaté est menacé de se transformer alors en capacité au mensonge, à la violence. Nos frontières actuelles sont apolitiques et immorales. Elles ont des effets de dépolitisation et d’immoralisation pour ceux qui les traversent. Et c’est là qu’il nous faut prendre en compte le fait que nous vivons depuis deux-trois siècles la brutalité des puissances de l’ouverture. Etre ouvert, ouvrir, c’est bien, mais l’ouverture c’est aussi l’ouverture du marché. On est entré au Japon à la canonnière. Il y a donc une sorte de puissance, due aux évolutions technologiques mais aussi à un certain libéralisme occidental, puissance d’ouverture dans laquelle l’ouverture c’est forcément bien, on a des religions ouvertes, morales ouvertes, des sociétés ouvertes… Au bout du compte, on a un monde desinstitué, déterritorialisé, un monde liquide où tout est liquide, où tout bouge, où les réfugiés sont flexibles. Ils sont exactement, eux, au format que demande le néo-capitalisme, hyperflexibles et même trop flexibles, anomiques, ils ne tiennent plus compte que des règles du marché planétaire. Ils essaient de se mettre au format des marchandises, qui circulent beaucoup plus facilement que les hommes.
Face à cette puissance de l’ouverture, il y a les puissances de la clôture qui se sont déclenchées, depuis 20 à 40 ans, nous sommes en train d’en voir les effets. On a cru que les frontières étaient abolies, elles sont en train de ressurgir, plus dures que jamais. Pas seulement les frontières de l’Etat-nation classique, mais des frontières bourrelets. Pour retenir, pour faire office de frontière aujourd’hui, il faut plusieurs bourrelets : aujourd’hui, par exemple, la Turquie, 2 millions de réfugiés. On a intérêt à ce que le bourrelet soit solide, donc que le pouvoir soit costaud. Il y a une sorte d’hypocrisie totale. Il nous faut au Maroc, en Egypte, en Turquie, des régimes non démocratiques, nous en avons besoin. Loin de soutenir les forces démocratiques de ces pays, on soutient les régimes en place. Même Merkel, pour laquelle j'ai une certaine admiration, est allée saluer Erdogan une semaine avant les élections turques, alors que celui-ci est un assassin, qui fomente des attentats et des attaques contre son propre peuple. Toutes nos frontières sont traitées de la même manière. Nous sommes en train de refaire à l’envers ce que Hannah Arendt appelait la structure en oignon des systèmes totalitaires, dans lesquels on entre facilement mais on sort difficilement. On peut entrer dans le parti mais on ne peut pas en sortir. Tout ce qu’on peut faire, c’est aller plus loin dans l’engagement, dans l’implication fanatique — je suppose que Daesh marche un peu de la même manière aujourd'hui. Je dirais que nous sommes dans un système tout à fait inverse. Pour Hannah Arendt, vu de l’extérieur un système totalitaire est enthousiasmant et séduisant, mais de l’intérieur il est dur et impitoyable. Pour nous c’est l’inverse, de l’intérieur notre système est doux et gentiment démocratique, mais vu de l’extérieur notre monde est d’une dureté impitoyable. Nous avons une structure en oignon, avec des protections qui sont très difficiles à franchir pour entrer quand on est dehors. Une autre figure serait celle de la centrifugeuse. On est dans une société où on est dedans ou dehors, intégré ou exclu. La centrifugeuse marche très fort, il faut bien s’accrocher, trouver des bonnes prises, quitte à marcher sur la tête de ses parents sinon on est jetés par la centrifugeuse.
Nous avons donc été malades de l’ouverture. Cela avait déjà été observé par Claude Lévi-Strauss : la seule maladie mortelle pour une société, c’est d’être seule. Une culture entièrement isolée va mourir. Et donc la clôture totale c’est très dangereux. Il faut une ouverture, il faut des échanges. Mais on peut imaginer une situation abominable dans laquelle toutes les sociétés seraient tellement ouvertes qu’il n’y aurait plus qu’une seule société humaine, avec une uniformisation culturelle, technique, une uniformisation des modes de vie, pour tous une sorte de démocratie prévenante ou préventive, ayant tous accès aux mêmes« droits » de l’homme. Il faut comprendre que c’est à cela que résistent les systèmes de clôture qui surgissent partout, qu’ils soient intégristes, nationalistes. Le problème c’est que si face à cela on continue à ajouter de l’ouverture, économique d’abord, le marché, qui est aujourd’hui la grande puissance d’ouverture, les communications, la télévision, l’immédiateté de l’image, internet… face à cela il faut forcément un contrepoids de clôture à la hauteur de la vitesse, de l’accélération, de la massification des ouvertures.
C’est sur le fond de ce problème anthropologique inédit que je veux maintenant évoquer, dans notre série, la question du discours du Front National qui, bien sûr, est extrêmement grave. Trente ans de discours frontiste dans notre société nous ont imposé, même sans être au pouvoir, une problématique qui domine la politique française, qui est entrée dans notre inconscient, qui nous intimide en profondeur. Jean-Marie Le Pen a été le maître de la question pendant des années. Maintenant c’est sa fille, sa petite-fille… C’est eux qui posent la question, et les maîtres de la question sont les maîtres de la scène. La problématique dominante est identitaire, et sécuritaire, tout mélangé, tout compacté. Je pense cependant qu’il ne faut pas sous-estimer la part de ressenti qui fait écho à ce discours. Il y a en effet des gens qui sont débordés, dépaysés, qui ne se sentent réellement plus « chez eux » nulle part. C’est le problème du sorite, de l’accélération, de la massification. C’est peut-être un frein imaginaire, subjectif, mais c’est le ressenti. Et face à cela il faudra bien changer de régime imaginaire.
- Vers un nouveau pacte ?
Penser un nouveau pacte, une nouvelle alliance, à hauteur de cette situation inédite, nous demande de prendre en compte la double condition humaine : à la fois nous sommes des corps, avec nos vulnérabilités, nos besoins biologiques et économiques, qui demandent une certaine institution et accumulation technique (se loger, se nourrir, travailler, etc) et à la fois nous sommes des êtres de parole, de désir, des êtres symboliques : l’être humain demande un logis, des aliments, des outils, des armes, mais il demande aussi des paroles, des images, des représentations, des symboles, des figures. L’être humain est un être éthique et pas seulement technique, et demande une double institution, physique et imaginaire.
Des normes au dessus de nos moyens
Sur la question des conditions d’accueil, au niveau des besoins, au niveau presque économique, je pense que nous avons des standards de vie, des normes de vie qui sont en train de devenir au-dessus de nos moyens collectifs. Et donc nous avons une image de la vie bonne, de la vie réussie, de la vie digne d’être vécue, qui demande des conditions physiques de logement, d’habillement, de nourriture, de sécurité, c’est le résultat de l’histoire. Je pense qu’en France nous avons été très loin dans la formulation de normes de toutes sortes qui sont aujourd’hui au-dessus de nos moyens. Et je pense qu’une grande partie de la population, pas seulement les immigrés, est en train de passer au-dessous de ces normes. On n’a pas les moyens de vivre dans ces normes-là. Si tout le monde réclamait tous ses droits, la France serait en faillite immédiate. Donc je pense que pour les êtres mangeants que nous sommes, ces standards limitent complètement notre capacité d’accueil : on ne peut recevoir plus de tant de milliers car au-delà on n’a pas les moyens. La Turquie ne se pose pas la question, il n’y a pas les mêmes normes. C’est un frein très important à l’accueil, chez nous.
Et cela pose aussi un autre problème, car ça crée chez certains de ces gens-là un état d'esprit dans lequel ils se mettent à penser que c’est « normal ». Une fois qu’ils se sont mis dans ce format-là, ils vont croire qu’on peut toujours, qu’on est des sociétés tellement riches qu’on pourra toujours accueillir avec cette norme-là. Mais on ne peut pas. C’est le sens de la fameuse remarque de Michel Rocard, il y a quelques décennies. Oui, nous sommes riches, mais il y a des limites à la richesse. C’est pareil pour les questions de santé publique. On entre alors dans la politique, parce qu'il y a des limites et qu'il faut faire des choix. Et si on ne veut pas exclure une partie de la population de tous les droits, il faut alors repartager les droits autrement et accepter de vivre un peu plus chichement et de changer nos standards.
Une faiblesse d’institution imaginaire
Deuxième versant : nous sommes non seulement des êtres mangeants, mais des être parlants. Nous ne recevons pas des êtres qui seraient comme des animaux, qui ne demanderaient qu'à manger et être abrités — si tant est que les animaux soient réductibles à cela. Nous recevons des êtres qui parlent. Et donc l’accueil demande aussi une institution sur une scène théâtrale dans laquelle on leur donne de quoi parler dans un monde où on n’est pas seulement des estomacs, mais des visages qui se rencontrent, qui se parlent. C’est très important. C’est Georgina Dufoix qui, pour la première fois, en 1983, a lancé le mot « vivre ensemble ». La notion du vivre ensemble appelle celle de conversation.
C’est d'abord là qu’il faut repenser l’alliance. S’il y a conversation, cela veut dire qu’il peut y avoir dispute. A la différence d’un estomac, un visage a quelque chose d'infini. Le besoin de reconnaissance d’un visage, c’est illimité. S’il n’a pas été bien traité, si le visage est humilié, le résultat d’une humiliation est interminable. On n’a jamais fini de réparer une humiliation. Le problème n’est donc pas seulement de bien nourrir, de bien loger, le problème, au moins aussi important, c’est d’abord que partout ces immigrés rencontrent des institutions non humiliantes. Nous sommes très peu sensibles à l’humiliation, parce que nous avons des siècles d’éducation chrétienne, ou stoïcienne, selon laquelle nous sommes tous humbles, donc de toute façon on n’est guère humiliables. Je crois que l’humiliation c’est extrêmement grave et que toucher au visage et à la parole, et donc à la représentation symbolique, à l’image, à la dignité des êtres, cela a des conséquences terrifiantes. C’est là un point fondamental pour une éthique de l’accueillant, des institutions accueillantes qui ne doivent jamais être des institutions humiliantes.
Si donc il y a conversation, avec des visages et des paroles, au début ils ne se comprennent pas et donc il y a du différend. On ne parle pas de la même chose, on n’a pas les mêmes questions, on n’a pas les mêmes choses en tête, on n’a pas les mêmes bagages intellectuels, on n’a pas les mêmes langages. Il y a des problèmes de codes, des problèmes linguistiques, c’est très important. Il y a tout un travail d’apprentissage mutuel, d’apprivoisement mutuel pour qu’il puisse y avoir alliance. Les grandes alliances, voyez dans la Bible, commencent par de grandes disputes. Il faut donc libérer l’espace des grandes disputes. S’il n’y a pas de grandes disputes, on va à la guerre, tout simplement. Il faut qu’il y ait de la dispute. Ca va chauffer, oui, sinon c’est lisse ; si tout le monde est lisse, soudain c’est le clash parce que c’est trop lisse, parce qu’on ne s’est pas frottés. L’énergie accumulée n’a pas pu partir en échauffement, en dispute. C’est sur ce différend qu’on peut forger des alliances solides, des alliances qui tiennent compte aussi des autres alliances, des alliances qui ne soient pas humiliantes, qui n’écrasent pas les autres alliances, une alliance respectueuse des autres alliances.
Et puis il nous faut aussi penser une alliance qui fasse place à la succession des générations, au fait que les générations suivantes vont réinterpréter le pacte autrement. C’est ce qui se passe dans l’histoire biblique, c’est une série de réinterprétations. C’est compliqué. C’est que les anciens, ceux qui étaient chez eux, il ne faut pas qu’en étant chez eux ils empêchent les nouveaux-venus, les jeunes, les immigrés, de pouvoir un jour se sentir chez eux comme eux ils le sont. Il faut donc bien penser le rapport au monde donné à cohabiter. Nous ne sommes pas propriétaires du monde, il est donné à notre usage, offert à notre usage du monde, pour une cohabitation. Il faut donc que les anciens aient le tact de se pousser un peu pour laisser la place aux nouveau-venus, pour qu’ils puissent être à leur tour des habitants légitimes qui vont se sentir chez eux. Mais il faut aussi que les nouveaux-venus, les migrants ou les plus jeunes, sachent qu’ils arrivent chez quelqu’un qui se sent chez lui, et qu’ils respectent cela, et qu’ils fassent l’effort de comprendre les codes, les usages, les langages, les traditions déjà là.
Au fond, le principal frein à l’accueil des migrants en France hier et aujourd’hui, c’est d’abord notre propre faiblesse, notre propre manque de confiance en nous, en général. Nous sommes dans des sociétés qui ont peu confiance en elles. Ricœur, dans un texte magnifique (« Civilisation planétaire et diversité des cultures ») écrivait au début des années soixante que « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi ». Je pense que si vous êtes là, c’est précisément parce que vous avez un « soi » assez fort, assez de confiance, assez de foi, mais aussi de foi dans votre propre parole, et non pas seulement dans vos propres moyens : bref, vous existez assez pour rencontrer autre que vous avec confiance, pour rencontrer ou l'autre en lui donnant confiance et lui dire : « à ton tour, vas-y, tu peux parler ; et moi, je peux parler mais je peux aussi t’écouter, tu as quelque chose à dire et je peux écouter ce que tu as à dire ». Et donc pour accueillir un autre il faut avoir un soi assez costaud. Aujourd’hui il serait bon que l’on prenne conscience de tout ce qu’on est, qu’on reprenne un peu de confiance en nous-mêmes. Notre société a trop d’inquiétude sur elle-même, c’est son nombrilisme : on doute et on ne pense qu’à soi. Peut-être que c’est en rencontrant l’autre que l’on découvre le mieux qui l’on est : « le plus court chemin de soi à soi passe par autrui », écrivait aussi Ricœur. Tout cela nous obligerait à déplacer la problématique centrée sur les questions économiques de l’accueil, à relativiser ces questions par rapport aux questions culturelles plus lourdes, plus délicates, plus profondes : comment faire confiance dans la créativité de l’autre et comment faire confiance dans notre propre créativité ? Cela permettrait aussi de déplacer la question de la sécurité, qui nous obsède actuellement, vers la question d’une réinvention d’une identité multiple, d’une pluri-identité, dont on a beaucoup d’exemples dans le texte biblique.
Remarque conclusive sur l’inconditionnalité de l’accueil
Je voudrais proposer en conclusion quelques remarques sur le fait qu’accueillir c’est aussi encaisser. Philippe Verseils écrivait : « un accueil inconditionnel, collectif et dans la durée ». Ces trois termes peuvent aider à bien déplier en quoi il s'agit d'encaisser. D'abord cela se passe « dans la durée », c’est-à-dire que ça va prendre du temps, car ce sont des gens qui vont rester. Il ne faut pas s’imaginer que c’est juste temporaire, un petit moment qui ne va pas durer. Il faut sortir de cette idée-là. Ensuite, il s'agit d'un accueil « collectif », et ce n’est donc pas un problème d’individus, quels que soient leur capacité morale et leur engagement : face à cette masse, à cette accélération, il y a une dimension collective, ecclésiale, politique, on ne peut pas être tout seul. Et cela touche le vivre ensemble. Enfin, il faut penser le caractère « inconditionnel » de cet accueil, au sens où on ne choisit pas ses bons immigrés au détriment des mauvais, de la même manière que la parabole du bon samaritain la question n'est pas de savoir qui est son prochain. Inconditionnel, cela veut dire que les catégories sociologiques ou religieuses, ou nationales, etc. n’ont plus court.
J’observerai cependant que l’idée d’une hospitalité inconditionnelle ne suffit pas, parce que, d’une certaine manière, elle noie le poisson politique. Elle fait comme si nous étions tous confondus dans la même chaleureuse et obscure fraternité humaine. Il y a certes, et pleinement, une vérité évangélique de cette exigence inconditionnelle de l’agapè. Il est d'ailleurs frappant que ce soit un philosophe pas du tout chrétien, Jacques Derrida, qui ait souligné récemment cette dimension inconditionnelle. Mais d'abord c'est une position qui peut devenir dangereuse : les droits sacrés et inconditionnels de l'étranger, justement parce qu'ils sont sacrés, peuvent devenir les traits distinctifs du bouc émissaire diabolisé, qui sera sacrifié et expulsé (quitte à être ensuite sacralisé !). Et puis, surtout, il faut corriger cette hospitalité inconditionnelle par les exigences politiques d’une hospitalité durable, soutenable : et ces exigences sont forcément conditionnelles et mutuelles. Il y a une dimension d’asymétrie de l'hospitalité inconditionnelle parce qu’il y a un très fort et un très faible, un installé et un démuni ; mais ce que nous visons, à terme, c’est bien une dimension conditionnelle dans laquelle il y a de la mutualité et de la réciprocité. Il ne faut pas lâcher cette exigence éthique et politique de la réciprocité, si l’on veut encaisser le choc, et penser la durabilité. Cela suppose de notre part un travail politique et éthique, et de la part de l’accueilli aussi un travail éthique et politique.
Quoi qu’il en soit, cette triple dimension de l'accueil « inconditionnel, collectif et dans la durée », il faut pouvoir l’encaisser. Cela demande une sorte de réorganisation, car il faut avoir de quoi recevoir, et cela n’est pas seulement une question financière, mais aussi une question symbolique ; c'est la raison pour laquelle il est si important de changer d’imaginaire par rapport à l’immigration et d’imaginaire par rapport à nous-mêmes.
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