Si la loi ESS du 31 juillet 2014 a reconnu pleinement l’apport à l’économie française de ce secteur qui pèse 10% du PIB et représente plus de 2,3 millions de salariés, qu’en est-il de la valeur travail dans l’Économie Sociale et Solidaire ? Quel sens donner au travail dans ce contexte ?
Il convient de bien distinguer « le sens au travail » et le « sens du travail ». Le premier se rapporte aux tâches ou aux activités qui s’inscrivent dans un rôle, une fonction. Le sens du travail s’applique aux relations qu’une personne entretient dans son milieu de travail avec ses supérieurs, ses collaborateurs, ses collègues et la clientèle. Le sens au travail dans l’ESS se rapproche des principes de l’économie classique dans la mesure où il s’agit de réaliser des tâches correspondant à une fonction, ce que l’on trouve dans toute organisation. Par contre, pour le « sens du travail », l’ESS porte des valeurs qui influent fortement sur les comportements, car le sens qu’une personne attribue à son travail et à son milieu de travail est intimement lié à son identité. Or, on ne se dirige pas vers des entreprises de l’ESS sans motivations profondes, au premier rang desquelles, la recherche de l’utilité sociale et non la recherche d’un gain.
Donner une nouvelle valeur au travail
Comment pourrait s’exprimer cette nouvelle valeur au travail dans l’ESS ? Tout d’abord, il s’agit d’affirmer une valeur de reconnaissance personnelle plutôt que d’une valeur de pouvoir et d’autorité. Le mode de gouvernance et de démocratie interne (sur la base du principe un homme, une voix) est d’ailleurs là pour réguler toute dérive. Il s’agit ensuite d’affirmer la primauté du collectif car le travail effectué par les uns ne peut être conçu comme un accaparement des uns au détriment des autres : c’est l’intérêt collectif, au sens de « l’inter esse », qui prime et qui influence les choix et décisions de gestion. Il s’agit aussi de promouvoir une activité humaine « non aliénante », ce qui signifie sortir de l’aliénation du marché et des niveaux de rémunération indécents. En ce sens, les règles inscrites dans la loi, relatives aux écarts de rémunération, redonnent du sens à la valeur travail.
Réaffirmer le travail comme « ouvrage »
Enfin, notre société prenant conscience qu’elle assèche de façon irréversible les ressources de notre planète, les entreprises de l’ESS sont bien placées pour promouvoir des règles au travail plus respectueuses de la nature et de l’environnement. L’ESS réaffirme le travail comme « ouvrage»,
c’est-à-dire l’espace singulier où l’on « ouvre » et où l’on « oeuvre ». En cela, il se différencie de
« l’emploi » qui ne produit que standardisation, répétition, démotivation. C’est par cette distinction entre emploi et travail que l’ESS se distingue du monde purement marchand. En effet, si l’ESS donne du sens aujourd’hui au travail, c’est parce qu’il y a eu une vraie réflexion, un véritable travail… sur le sens du travail qui n’est pas sans lien avec le sentiment de fraternité.
Raviver le sentiment de fraternité
Paul Ricoeur(1) l’avait bien compris, lui qui, en parlant de fraternité, avait cerné le sujet, en indiquant que l’échange marchand centre l’attention des protagonistes sur les biens échangés au détriment des personnes en présence. Pour contrer ce phénomène de rétrécissement et de fermeture, la réplique apportée par Paul Ricoeur consiste à raviver le sentiment de fraternité afin de recentrer l’attention sur les personnes dans l’échange et de révéler la possible dimension de gratuité qui y sommeille et qui en constitue la « vérité cachée ». En réintroduisant une certaine notion de gratuité dans la valeur travail, les entreprises de l’ESS ont montré la voie, celle de la métamorphose, chère à Edgar Morin, qui pourrait amener au Royaume.
(1) Paul Ricoeur. La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay. 1995
Article extrait de Proteste n°143
L'ESS : l'économie autrement ?
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