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Témoignage : la femme tunisienne tout à fait singulier dans la société musulmane

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Madame Hend Bouacha, Professeur émérite de médecine, propose ici un témoignage libre et poignant sur le combat de la femme tunisienne tout à fait singulier dans la société musulmane.Puisse ce témoignage irriguer les consciences !

 

femme tunisienne

 

Aussi loin que je me souvienne, Didon (Elyssa) fondatrice de Carthage, au IXème siècle avant JC, El Kahina reine guerrière berbère du VIIème siècle après JC la Tunisie, Aroua la kairouanaise qui a imposé la monogamie au calife abbasside Abou Jaafar Al Mansour au 9ème siècle, Aziza Othmana, princesse qui a mis ses biens pour construire un Hôpital à Tunis, libérer les esclaves et aider les démunis au 17ème siècle, ou plus prés de nous Tawhida Ben Cheïkh devenue 1ère femme médecin en 1934, Tahar Haddad, défenseur acharné de l’émancipation des femmes et militant contre la polygamie dés les années 20, et bien d’autres, ont été des héroïnes et des dans l’imaginaire commun de la société tunisienne.

 

Le Code du statut personnel
Contrairement à ce que pourraient penser certains, la femme tunisienne a toujours occupé une place prépondérante dans la structure familiale, et dans la société en général. Certes elle n’était pas visible dans l’espace public mais dans les faits, rares sont les familles où une grand mère, une tante, une mère, une grande sœur n’était le véritable point de ralliement de la famille et sans laquelle rien d’important ne se décidait. Ce n’est donc nullement par un effet du hasard que la Tunisie a été à l’avant garde du monde arabo-musulman au regard de la situation de la femme dans la société. Pensez donc, cinq mois après la proclamation de l’indépendance en 1956, le premier texte promulgué par la jeune République tunisienne a été le Code du statut personnel (CSP), bien avant la constitution qui ne verra le jour qu’en 59. Ce texte comporte une série de lois progressistes visant à instaurer l’égalité entre l’homme et la femme dans nombre de domaines. Il reste à ce jour, malgré ses insuffisances, le texte le plus avant-gardiste dans le monde arabo-musulman. Le CSP comme les tunisiens aiment l’appeler, donne à la femme une place particulière dans la société tunisienne, abolissant notamment la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce, n’autorisant le mariage que sous consentement mutuel des deux époux, donnant à la femme le droit à l’autonomie économique et bien évidemment le droit de vote.

 

L’accession à certaines libertés fondamentales
Mais il serait faux de penser qu’il s’agit d’acquis ex-nihilo, ou par la grâce de je ne sais quel esprit éclairé. Non, ces réformes ont été le fruit d’un long combat des femmes pour elles-mêmes. Ce combat est encore d’actualité. Un long combat initié en 1924 par Habiba Menchari au cours d'une conférence à Tunis, réclame l’abolition du voile, et joignant l'acte à la parole se découvre le visage en ôtant son voile ; déjà ! En 1928 Mme Menchari plaida pour l'abolition de la polygamie. En 1936, B'chira Ben Mrad, grande militante anticolonialiste, créa l’Union Musulmane des Femmes de Tunisie, première organisation féminine tunisienne. Ses revendications touchaient d’abord la scolarisation des jeunes filles puis se sont transformées en revendications politiques pour les victimes de la répression coloniale. En 1944, fut créée l’Union des Femmes de Tunisie, organisation liée au parti communiste tunisien, qui a œuvré pour l’émancipation de la femme et la scolarisation des enfants défavorisés. En 1956, quelques mois avant l’indépendance a été créée l’Union Nationale des Femmes de Tunisie mais cette organisation a toujours été subordonnée aux partis au pouvoir. En 1978, commença la structuration du Mouvement Féministe Autonome, avec la création du club de la Condition des Femmes par un groupe d’étudiantes de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis. En 1989, une ONG indépendante voit le jour, l’Association Tunisienne des femmes démocrates, qui a beaucoup contribué à la promulgation des nouvelles lois rétablissant les femmes dans leurs droits. Cette lutte s’est accélérée depuis la révolution de janvier 2011- dans laquelle les femmes ont joué un rôle essentiel- et ceci, grâce à leur accession à certaines libertés fondamentales telles que la liberté d’expression.

 

L’Islam considère la femme l’égale de l’homme aux yeux de Dieu
D’autre part, une lecture tunisienne (moderniste et tempérée) de l'Islam a permis ces réformes, sans trop heurter la frange conservatrice de la société. De grands muftis éclairés comme les Ben Achour (Tahar et Mohamed El Fadhel), les Djait (Mohamed Aziz et Mohamed Kameleddine) ont longtemps lutté contre l’obscurantisme et une lecture rétrograde du texte Coranique. De fait, l’Islam a accompli dans la péninsule arabique au VIIème siècle après JC une véritable révolution culturelle et sociale. Il a libéré la femme et a clairement indiqué quelle devait être, dans la société, la place de la femme. Ainsi, à titre d’illustration, l'Islam dans La sourate « les femmes » recommande au mari d’avoir de bons rapports avec son épouse " Comment oseriez-vous leur reprendre quoi que ce soit, quand les liens les plus intimes se sont noués entre vous et que des promesses des plus solennelles ont été échangées ? " (4-Les Femmes-21) Le verset suivant résume les droits de l’épouse, en disant "Les femmes ont autant de droits que de devoirs dans le mariage, suivant une juste mesure" (La Vache -228). Et quant à la grande question de la polygamie, si le coran l’autorise, il ne l’impose pas, bien au contraire il impose l’équité entre les épouses et recommande de se limiter à une seule épouse car on ne peut jamais être totalement équitable. Ceci est clairement dit dans le Coran. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur cette injonction d’équité que la Tunisie à interdit la polygamie. On pourrait aussi évoquer la question du voile, qui a fait couler tant d’encre. L’obligation de port du voile est bien nuancée dans le Coran, n’en déplaise à beaucoup qui veulent en faire une obligation au 21ème siècle. Qu’on ait une lecture moderniste ou non du Coran, l’Islam considère la femme l’égale de l’homme aux yeux de Dieu. Les uns et les autres seront récompensés uniquement en fonction de ce qu’ils (ou elles) auront fait dans leur vie, et non en raison de leur sexe (coran33 :35). Ce respect de la femme se retrouve dans les faits et gestes du prophète vis à vis des femmes, en effet, le prophète Mohamed a toujours été respectueux de la femme. L’attitude rétrograde des intégristes envers les femmes n’est nullement dictée par le Coran ou la Sunna (faits et gestes du prophète). L’oppression de la femme au nom de la religion n’est que symptomatique du mal être d’une société. Ainsi, au lendemain de la Révolution du 14 janvier, le risque d’un retour en arrière était perceptible. Et lorsqu’en 2012 la coalition au pouvoir a été tentée par une formulation équivoque de l’article 28 dans la nouvelle Constitution qui introduisait la notion que la femme était le complémentaire de l’homme et non son égal, nous avons vu revenir le militantisme féminin, par la demande d’une énonciation explicite de l’égalité entre l’homme et la femme ainsi que de l’institutionnalisation du principe de parité. Ce qui est aujourd’hui acquit et acté dans la nouvelle constitution de la République Tunisienne. Plus de 31% des représentants des peuples sont des femmes.

 

Promouvoir la place de la femme
Devant ces dangers, de multiples ONG féministes ont vu le jour, et se sont toutes mobilisées dans la bataille démocratique. Parmi ces ONG, nous avons assisté à la création de l’association « femmes et leadership » dont le but est de promouvoir la place de la femme au sein des établissements économiques privés comme étatiques. Les femmes représentent la moitié de la société et il était essentiel de les impliquer dans l'activité économique d'autant plus que nous sommes confrontés aujourd'hui à des grands défis en termes de développement économique. Et pour la première fois en 2014 une femme s’est présentée aux élections présidentielles. Mme Kalthoum Kannou, une femme juge, qui s’est toujours battue pour l’indépendance de la justice, a été la première femme du monde arabe à être candidate à la présidence de la République. Elle a déclaré “ma candidature est un message fort pour ceux qui veulent nous tirer vers l’arrière, mais aussi pour les partis de gauche et de droite, qui sont tous machistes. C’était également un message pour le monde, qui démontre que la révolution n’a pas seulement apporté la liberté d’expression, mais qu’elle a permis aux femmes de s’ouvrir à la politique“.

 

Beaucoup reste à faire
Beaucoup reste à faire et bien de défis sont à relever. Comme ailleurs, la femme active est aussi victime des effets d’une urbanisation effrénée et des aléas de la vie moderne. La répartition des rôles dans la famille assigne aux femmes une charge de travail totale dépassant de près 40% celle des hommes. La femme tunisienne consacre en moyenne huit fois plus de temps que l’homme à l'accomplissement des tâches ménagères et aux enfants. Par ailleurs, malgré ses réussites à l’école et l’université, la femme est plus victime du chômage pourtant élevé chez les hommes. Il est de 22% chez les femmes alors qu’il est de 13% chez les hommes. Les femmes ne constituent que 25 % de la population active du pays en 2013. Pourtant les filles représentent près de 60% des étudiants de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui il n’y pas un corps de métier, armée, aviation civile, police comprises où la femme n’est pas présente en Tunisie. Elles représentent 42 % du corps médical, 27 % des magistrats et 40 % des professeurs d’université. Par ailleurs, plus de 10 000 femmes sont chefs d’entreprise en Tunisie. Mais la majorité des femmes tunisiennes sont employées dans trois secteurs principaux, à savoir, les services, l’industrie manufacturière et l’agriculture. Ces activités pâtissent le plus des aléas économiques et climatiques. La situation des jeunes filles et femmes rurales est peu enviable. Elles sont la principale source de main d’œuvre agricole. Les hommes rechignent à faire les travaux agricoles. Elles sont souvent exploitées. Longtemps elles ont été moins bien payées que les hommes, heureusement ce n’est plus le cas aujourd’hui. Bien que la violence familiale soit un crime selon le code pénal, près de 50% des femmes déclarent avoir subi au moins une des formes de violence conjugale ou autre. Plus grave, 52% des femmes violentées estiment cette violence subie justifiée ! Ces faits nous rappellent que le chemin de la liberté pour la femme tunisienne est encore long. L’expérience tunisienne illustre ce qui était connu ailleurs. Les dispositions légales sont nécessaires à tous changements, mais le changement dans la vie quotidienne est long à se mettre en place. Aujourd’hui le défi est double, resté vigilantes afin de préserver nos acquis mais aussi acquérir d’autres droits, dans une société frileuse, soumise à de fortes tensions entre conservateurs et modernistes. La frange patriarcale et conservatrice de la société est en effet très active dans tous les secteurs de la société. Enfin, nous sommes conscientes que le combat pour les droits des femmes tunisiennes est un combat à long terme et que nos acquis sont aussi des avancées pour toutes les femmes africaines, arabes et musulmanes.

 

Hend Bouacha